Garant du cadre et valeurs, une discussion familiale

Fleur Saillofest
6 min readJan 4, 2021

Quand j’ai lu Changements de Paul Watzlawick, ça a ouvert avec ma mère, qui est psychiatre, une discussion autour de nos métiers. Ils sont très différents, un coach agile n’est pas un thérapeute, mais je fais des parallèles avec ce qu’elle me raconte de son métier de psychothérapeute et ça me donne des pistes de réflexion différentes.

Aujourd’hui notre discussion nous a amenées (en partant du covid et de sa gestion en Chine et en Europe, en passant par Montessori) sur le cadre de valeurs. Nous parlons de l’importance d’avoir un cadre pour être libre. Que si il n’y a pas de cadre c’est le bordel, si il y a trop de règles et d’injonctions ça déresponsabilise, c’est infantilisant. Ma mère m’explique qu’en tant que thérapeute elle pose le cadre, le transmet en le portant en elle, le tient fermement en place. Elle fait aussi le parallèle avec l’éducation et la famille. Elle a du mal avec la mode de l’éducation positive aujourd’hui. Pas avec ses principes mais avec son application. Elle rencontre des enfants perdus en manque de repères face à des parents au positif mou et angoissé. Ça me fait penser à la bienveillance chez les scrum masters et les coachs agiles. Ou ce que mon collègue Pablo appelle la “fausse bienveillance”. Où j’ai l’impression qu’on confond sécurité psychologique et éviter tout conflit, ne rien dire qui puisse bousculer l’autre. Je vois des équipes perdues en manque de repères comme les enfants dont parle ma mère. Ils sont en demande de cadre, de vision, de sens, de direction; et en même temps supportent mal les directives ou l’autorité, contestent les décisions qu’ils ne comprennent pas. J’observe aussi des entreprises qui ont une structure hiérarchique très forte mais pas de cadre de valeurs en pratique. Ma mère réagit immédiatement: c’est très infantilisant. Ce sont les mêmes entreprises où j’entend les managers se plaindre du manque d’initiatives de leurs collaborateurs.

Maman m’écrit “Les parents sont malmenés entre les valeurs qui leur ont été transmises et le nouveau monde où ils doivent accompagner leurs enfants. L’angoisse d’une génération est d’autant plus forte que le monde évolue vite. S’adapter n’est pas abdiquer sur les valeurs structurales de sa vie. Il est possible d’établir un nouveau cadre éducatif qui ne les fera pas disparaître et les enfants seront rassurés de sentir leurs parents maintenus “entiers”! Il s’agit juste de ne pas se tromper entre ce qui est valeur de fond et défenses sur lesquelles on peut s’agripper par peur de bouger.”

Je pense aux entreprises où j’interviens, malmenées entre la nécessité de changer pour survivre et leurs croyances, qui parfois s’agrippent à des pratiques pour se rassurer. Où j’ai l’impression que les valeurs sur lesquelles elles se fondent ne sont pas forcément explicites. Or je suis persuadée qu’il y a des valeurs et une culture dans une entreprise, comme dans une famille, qu’elles soient cultivées consciemment ou pas. J’aime cette idée de se baser sur les valeurs fondamentales de l’entreprise pour changer et s’adapter. De faire la différence entre ce qui est valeur fondamentale, ce qui fait l’identité de l’entreprise et ce qui est pratiques, process qui peuvent évoluer tout en gardant l’intégrité de ses valeurs.

Donc quand ma mère me parle de cadre éducatif ça me parle. Elle me dit, ce n’est pas un cadre de règles, c’est un cadre de valeurs. Comment choisir les valeurs? En tant que psychothérapeute nous apprenons une déontologie, les valeurs professionnelles à tenir. Nous avons un code de déontologie qui définit un cadre, par exemple un thérapeute ne prend pas comme patient une personne à laquelle il est lié personnellement. Pour le cadre de valeurs éducatives, c’est plus arbitraire, ça dépend de la famille. Ce sont les parents qui vont choisir les valeurs car ils ont plus d’expérience et savent mieux que leur enfants. Pour que ce cadre fonctionne, les enfants doivent pouvoir le questionner, le challenger, s’y opposer. Et les parents doivent le tenir fermement. Laisser les enfants se heurter aux frontières du cadre.

Cela me fait penser aux principes de Radical Candor, “care personally, challenge directly”. En tant que manager construire une relation de confiance avec ses collègues. Ils savent que leur manager leur veut du bien et prend soin d’eux, ils sont en sécurité. Le manager peut alors poser un cadre de valeurs, et le tenir fermement. Le manager comme les membres de l’équipe se challengent. Disent tout haut ce qui ne fonctionne pas dans le système, questionnent le statu quo. Peuvent remettre en question les pratiques, sans remettre en cause les individus.

Ma mère m’explique que parfois elle conseille aux parents d’écrire et d’afficher les valeurs familiales, pour que le cadre soit extérieur à eux, et qu’ils le suivent comme le reste de la famille. Je comprend qu’ils sont les gardiens du cadre mais ne sont pas eux même le cadre. Je fais le rapprochement avec nos managements visuels, l’importance que nous accordons dans les pratiques agiles à afficher les choses, à les rendre visibles de tous. Durant cette conversation je pense aussi à benext. A ses valeurs (humilité, recherche d’excellence, no bullshit, fun) affichées sur les murs et surtout affichées dans les comportements de chacun. Quand je suis arrivée, ce qui m’a le plus marqué c’est que les valeurs faisaient partie intégrante des conversations. Au vaisseau (notre siège), j’entendais des bizdevs, des RH, des benexters de passage: “Si je dis ça au client ça ne manque pas d’humilité?” “Je t’ai entendu au téléphone, quand tu as dit XXX, je trouve que ça fait un peu bullshit” “As-tu trouvé que le candidat était assez recherche d’excellence?”. Je n’avais jamais vu encore les personnes d’une entreprise vivre ses valeurs autant au quotidien. J’ai découvert ensuite que c’était grâce aussi à nos gardiens du cadre, ceux qui rappellent à l’ordre, râlent, tiennent fermement les frontières de nos valeurs (merci Pablo). Ce n’est pas un rôle facile. C’est parfois ingrat, répétitif, fatiguant. Et c’est grâce à ce cadre clair que nous sommes libres de prendre des initiatives, d’innover, de bouger les lignes.

Ma réflexion dans cette discussion se tourne vers le rôle de Scrum Master qui m’est cher. Le garant du cadre agile, du cadre Scrum de l’équipe. Ce que me dit ma mère de son approche du cadre familial ou thérapeutique fait écho à ce rôle. Je comprends dans ce qu’elle me dit que pour être libre nous avons besoin d’un cadre de valeurs claires, tenu, aux frontières duquel nous pouvons nous confronter. Je suis frappée par son emploi du mot “ferme” pour la tenue du cadre. Ce n’est pas forcément l’image qu’on a d’un thérapeute, ni d’un Scrum Master. Pour moi le Scrum Master tient le cadre des valeurs agiles. C’est là où je vois la complexité et l’intérêt du rôle. Ne pas tenir les règles mais les valeurs. Savoir être ferme dans la tenue de ce cadre. Sans tomber dans le dogme des pratiques “on ne convertit pas les points de complexité en jours/hommes”, “on n’utilise pas une User Story pour une tâche technique”. Ou dans l’excès de posture basse ou de fausse bienveillance. Je parle à ma mère de cette croyance, quand je suis coach je suis neutre donc je ne donne pas d’avis et je ne pose que des questions ouvertes. Elle me regarde de travers…

Je parle à ma mère de mes expérimentations. Par exemple, j’essaie de dire tout haut ce que je pense voir. Parfois je déclenche une discussion intéressante, parfois ça n’apporte rien ou ça déclenche une levée de boucliers. Elle me répond “quand je fais une interprétation en thérapie, j’ai peut-être tort, alors le patient ne la prend pas et je passe à autre chose”. Elle ajoute que les silences sont très importants. Elle s’en sert beaucoup ou ajoute simplement “ah bon, vraiment?” … et attend. Ou fait résonner le dernier mot ou la dernière phrase du patient.

Je trouve difficile et tellement passionnant de trouver cet équilibre dans sa posture. A quel moment intervenir, à quel moment laisser faire? Quelle posture adopter: questionnement, silence, conseil? Ce sont ces conversations, avec ma mère, avec mes collègues, qui me font avancer. Comme j’essaie de faire avancer les équipes que j’accompagne grâce à nos conversations, et nos silences.

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